L’eau et le feu. Discours croisés de deux maîtres de musique. Abdelkrim Raïs.

Par Marc Loopuyt

Étant depuis plusieurs décades en quête sur le terrain des musiques traditionnelles, j’ai toujours été intrigué par une qualité d’être particulière qui émane souvent des grands maîtres. Dans quelle mesure cette « aura » résiste-t-elle à une fréquentation plus poussée et, surtout, est-ce qu’un entretien approfondi avec eux peut nous faire avancer dans la recherche des paradigmes de la tradition ?
Dans cette perspective, voici deux conversations avec des artistes unanimement considérés comme piliers de leur monde musical respectif.


Entretien avec Abdelkrim Raïs
Nous sommes à Fès, au printemps 1975. Depuis deux ans, le maître Abdelkrim Raïs a quitté sa maison traditionnelle de la médina pour un appartement dans la ville nouvelle.
Notre entretien est ponctué par des hurlements de moteurs provenant du garage voisin. Les murs de la pièce sont nus ; seul un portrait du maître El-Brihi trône en bonne place. Face au poste de télévision, une banquette marocaine de style traditionnel avoisine une causeuse néo-romantique. Le Hadj1 Abdelkrim porte sirouel, chemise blanche et babouches.

Maître Raïs, pouvez-vous nous citer les maîtres qui vous ont précédé dans la musique andalouse marocaine ?
La génération passée : d’abord El-Brihi de Fès, notre grand maître ; le fqih2 Mohammed El-Mtiri, son principal disciple, et Omar Jaïdi.
Celui-là même qui avait travaillé avec le musicologue Chottin à Rabat ?
Oui. Il y a aussi Abdelkader Kourich et Hadj Otman Tazzi : ce sont ceux-là qui ont compté.
Et aujourd’hui même ?
Oukili, qui a appris avec El-Brihi et Mtiri, et Temtamani, élève de tous les maîtres, un chercheur.
Vous avec évoqué les centres de Fès, de Rabat et de Tétouan ; que dire de la ville de Safi ?
Elle est aujourd’hui peu importante. Disons qu’il y a des amateurs et un chanteur de bitaïn3 appelé à un grand avenir : Bajdoub. Autrefois, du temps des juifs, c’était un centre remarquable.


Que représente pour vous la musique arabo-andalouse marocaine, le ‘âla ?
(Air étonné, puis sourire) C’est un océan, une chose immense et magnifique qu’il faut conserver, enregistrer et noter. Les étrangers lui attachent une grande importance et un profond respect. Mais les Marocains ne lui donnent pas toute la considération nécessaire.
Il faut que les personnes qui s’occuperont de l’enregistrement connaissent cette musique dans leur coeur. Oukili et Temtamani ont changé la tradition en voulant innover. La musique ancienne doit être préservée intacte. S’ils jouent des pièces de leur cru, ils doivent explicitement les démarquer des nouba4. La musique traditionnelle est riche. Il faut la pratiquer, c’est tout ce qu’il y a à faire… Il y a toute la nouveauté et toute la jeunesse imaginables dans la musique traditionnelle. Celui qui y ajoute un élément étranger n’a pas compris l’important. Ceux qui ont composé cette oeuvre étaient des savants éclairés dans toutes les sciences : la médecine, l’astrologie, les mathématiques, la géométrie. Ils ont composé sur le modèle du cosmos : ils avaient une autre force (Il va chercher une épaisse chemise de cuir et l’ouvre à une page où a soigneusement été reproduit au stylo à bille le schéma traditionnel de l’Arbre des modes, qu’il me montre du doigt,
sans l’ouvrir tout-à-fait) Il y a quatre parties, quatre saisons, quatre personnalités, quatre toniques : Ramal, Hsin, Maya et Dhil ; les autres modes en sont tous issus : ils sont secondaires. Il y a un effet pour chaque mode, il faut en tenir compte (Il lève les yeux au ciel et agite face à face ses mains ouvertes, comme pour saisir quelque chose de tangible) … et il y a les heures auxquelles correspondent ces modes… et alors qui peut prétendre créer une oeuvre partielle ?
Quelles sont les différentes musiques andalouses ?
En Algérie, c’est le gharnati (de Grenade), en Tunisie et en Libye, c’est le mâlûf ; au Maroc, les Français n’ont pas touché à la musique traditionnelle, contrairement aux Turcs, qui ont transformé la musique en Tunisie et en Algérie. Ziryab, qui venait de Bagdad, s’est d’abord arrêté à Tunis, puis à Tlemcen, puis au Maroc. Dans le mâlûf, il y a des modes orientaux qu’il n’y a pas dans le ‘âla ; de même pour les rythmes : certains se trouvent chez nous et d’autres sont étrangers à la tradition arabe des palais d’Espagne.
On dit que le mâlûf est plus léger en raison de ses origines sévillanes.
En Tunisie, les paroles ont plus d’importance que la musique, plus que chez nous. En Algérie, la musique gharnati ressemble davantage à la nôtre de ce point de vue.
Etes-vous satisfait de cette distinction officielle faite par le Ministère de la culture : « musique universelle », musique arabe orientale et musique andalouse ?
Oui, oui, c’est bien… Ici, à Fès dans l’école de Dar Adil, on n’enseigne que la musique andalouse.
Mais est-ce que ça ne pose pas de problème pour l’enseignement de la musique andalouse ?
Pour les élèves, c’est chacun son goût. Au Maroc, nous n’avons pas encore d’éducation musicale dans les établissements scolaires. Les enfants ne grandissent pas dans une atmosphère musicale sérieuse comme en Europe. Nous avons eu une réunion au Ministère ; ils projettent de faire le nécessaire pour cela.
La musique andalouse n’est-elle pas négligée ?
Non, non. Les élèves choisissent selon leur goût.
Quelles influences la musique andalouse a-t-elle subies ?
Il y a le mode Rasd, apporté par les esclaves soudanais. Les grandes familles de Fès avaient un orchestre particulier de musique andalouse, composé d’esclaves noirs à qui on apprenait cet art. C’est ainsi qu’un mode soudanais a donné naissance à Rasd (Rasd al-’Abid). En Tunisie, ce mode s’appelait ‘Abidi (esclave). Il y a Isbihan (nom déformé de la ville d’Esfahan) et ‘Arq el-Ajam qui vient de Perse, et Hidjaz M’Cherqi qui vient d’Orient.
Quelle est la part proprement marocaine ?
Le mode Istihilal en relation avec le premier quartier de la lune. Créé par Hadj Allal El-Batla à Fès au temps des Saadiens, c’est un mode martial destiné à saluer un invité de marque.
Des influences populaires ?
Dans le Nord, la tradition du ‘âla est mêlée à la musique populaire des montagnes, le jebli et le toqtoqa jabalia. Il y a aussi des violonistes formés à l’école du melhûn5, dont les taqasîm6 gardent le style populaire.
Le futur de la musique andalouse ?
Il faut que les élèves apprennent le solfège pour pouvoir noter la musique. Ce n’est qu’après qu’on pourra faire quelque chose de bien.
Si la musique andalouse était notée, un étranger pourrait-il l’apprendre sans venir au Maroc ?
L’important, c’est celui qui écrit. Il doit avoir appris le solfège et la musique
traditionnelle.
Si El-Brihi avait écrit sa musique, auriez-vous pu devenir Abdelkrim Raïs sans le rencontrer ?
Cette science doit provenir de la bouche d’un maître. Les anciens avaient un proverbe à ce propos : « le poème vaut un petit mouzoun d’argent, la mélodie un gros dirham d’or ».
Le texte peut se trouver dans une bibliothèque, mais la manière de rendre la mélodie est dans le coeur du maître. Celui qui sait la mélodie par le coeur possède une immense énergie. Tout s’apprend avec un maître, même le cambriolage !
Les jeunes musiciens sont-ils nombreux ? Y a-t-il de futurs maîtres ?
(Il sourit) Oui, ils sont très nombreux. (Long silence) Mais où sont-ils ? (Il rit) Si vous questionnez les hommes, aucun ne pourra vous répondre. Ils chantent et jouent sans savoir. Ils confondent les modes. Tout s’appauvrit ; ils exécutent, mais ils ne cherchent rien. Autrefois, dans les grandes maisons pendant les fêtes, on n’admettait pas les jeunes musiciens auprès des femmes, seulement des barbes blanches… (Il rit)
Les musiciens de ‘âla seront-ils toujours demandés pour les fêtes de mariage, de circoncision et d’autres fêtes ?
Pour l’instant, il y a du travail, surtout en été. Pour l’avenir, on ne sait pas.
Et les amateurs ?
Ils sont en augmentation ; c’est bon signe !


Référence électronique
Marc Loopuyt, « L’eau et le feu », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 11 | 1998, mis en ligne le 07 janvier 2012, consulté le 30 septembre 2016.

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