Amin Chaachoo
Plusieurs fois, nous nous sommes referés à la décadence de la musique andalouse à l’époque moderne ; à cela, nous avons apporté nombre d’indices et de preuves. Pourtant, de nouvelles preuves et manifestations de ce « recul civilisationnel » apparaissent de façon continue et en grande abondance, tellement est profonde la plaie de cette décadence. En cette occasion, nous allons nous concentrer sur le phénomène « qualité/quantité » et constater sa manifestation dans notre musique, pour prouver, une fois de plus que, même sous cette optique, la musique andalouse moderne fait preuve d’une grave infirmité.
La perspective « qualité/quantité », très ancienne, fût adoptée par la majorité des civilisations traditionnelles. Selon cette perspective, tout corps, voire tout phénomène, possède deux propriétés : La qualité et la quantité. La qualité est l’essence même du corps, son sens et sa valeur traditionnelle, la matière de sa construction, en somme. La quantité est sa manifestation dans le monde de la contingence, avec ses limitations matérielles et physiques, la représentation substantielle de l’idée qualitative. Pour illustrer cette idée, considérons un exemple simple : une table.
Selon la perspective qualité/quantité, la table possède :
- Une qualité : l’idée de la table, l’archétype, et, à un niveau moins élevé, l’essence du bois au moyen duquel elle est construite.
- Une quantité : les coordonnées et propriétés physiques de la table, à savoir ses dimensions, son poids, sa masse et toutes ses qualités spatiales.
Sans ces deux propriétés, la table ne pourrait exister :
– Sans la qualité, personne ne la reconnaîtrait. Sans une connaissance de l’idée de la « table », au niveau du Logos, personne ne songerait même à sa construction. Et sans bois (matière première), sa réalisation serait tout simplement impossible.
- Sans la quantité, c.-à-d., ses dimensions, la table aurait deux possibilités de manifestation : ou bien se réduire à un point (objet physique sans dimensions, X = Y = Z = 0), ou bien se projeter à l’infini : Toute l’existence serait remplie de bois amorphe. Ces deux formes d’existence ne pourraient nullement être assimilées à une table.
Appliquons ce raisonnement – si commun à la pensée traditionnelle – à la musique : la mélodie, comme élément appartenant à la création, possède ces deux propriétés :
- La qualité : la qualité musicale est le son pur, la note, la mélodie. Cet élément qualitatif, au même niveau que la qualité des éléments matériels, se rattache au monde des idées et des principes archétypaux.
- La quantité : la quantité musicale, quant à elle, obéit aux principes qui régissent la manifestation quantitative de la matière, à savoir, dimensions et propriétés physiques. Tout comme les mesures limitent les dimensions et l’extension d’une table, le temps, l’amplitude et autres propriétés quantitatives limitent l’extension du son. Le tempo, l’expression rythmique et tout ce qui a trait au temps représentent une partie de la manifestation quantitative de la musique.
Ainsi, la qualité est la mélodie pure, et la quantité, la série de facteurs qui la délimitent et la rendent reconnaissable et perceptible dans le monde matériel. Effectivement, sans amplitude ni délimitation temporelle, la mélodie serait d’un instant de durée (au sens propre du terme) donc imperceptible, sans aucune amplitude, donc inaudible, ou bien d’une valeur temporelle infinie (une sorte de bourdonnement créé lors de la naissance de l’univers et s’évanouissant avec l’apocalypse). Elle pourrait même être d’une amplitude infinie, si forte qu’elle serait capable de détruire l’univers à l’instant même de sa naissance.
Une musique sans valeur quantitative est imperceptible pour les humains dans ce monde matériel, car ils sont incapables de cerner ce qui n’est pas mesurable. La qualité – ou la mélodie pure – ne correspond qu’aux niveaux supérieurs de l’existence, celui des esprits, des anges, … un monde simulé par la littérature universelle : celui des chants des sirènes, des divas,… Ceci nous renvoie, de même, aux différentes liturgies religieuses qui utilisent généralement des mélodies sans rythme (le rythme étant un élément quantitatif de ce bas monde), impliquées qu’elles sont par l’ascension spirituelle : chant hébraïque, chant grégorien, psalmodie byzantine, récitation islamique,… ¿Imagine-t-on une récitation du Coran avec un élément rythmique ?
La musique profane n’échappe pas á cette vérité universelle, puisque tout élément de ce monde n’est que le reflet, à un niveau inférieur, de son homologue « imaginal ». Plus la musique est mélodique, plus elle se voit élevée dans son sens intime ; et plus elle est rythmée, plus dégénérée se trouve-t-elle. C’est le raisonnement traditionnel auquel ne pourrait échapper notre musique andalouse.
La musique andalouse, comme toute musique, possède une composante mélodique et une autre rythmique, les deux étant essentielles et vitales (rappelons-nous du bois qui s’étend jusqu’à l’infini ou qui se réduit à un point insaisissable). Cependant, plus elle tend vers l’expression mélodique, plus elle est lyrique, élevée et raffinée. Et plus elle tend vers l’expression rythmique, plus elle « descend » vers les instincts primitifs et matériels, dénués de toute capacité d’ascension et d’épanouissement en profondeur. Malheureusement, ce dernier cas réfléchit la réalité actuelle de cette musique.
La musique andalouse au Maroc est devenue un art à l’expression presque exclusivement rythmique, ce qui est parfaitement perceptible dans l’interprétation des orchestres contemporains :
- La majorité des violonistes ne connaissent plus que
deux types d’expression :
- Le battement rythmique binaire de l’archet.
- Les combinaisons de notes dont la valeur musicale est dans la succession rythmique, exclusivement.
- Le tar et la darbouka (éléments de rythme de l’orchestre) sont devenus les maîtres de l’expression, de la cadence musicale et de la conduite de l’orchestre.
- Les arrangements sont presque exclusivement rythmiques. On ne cherche plus à créer des arrangements basés sur la richesse et le développement mélodique, on s’incline plutôt à la réalisation de prouesses rythmiques.
- Même les mélodies, supposés figées et « sacrées », du patrimoine andalou ont succombé à des déformations rythmiques : Citons, par exemple :
– La sanaa « Yal Walae » de Btayhi Rasd Dayl, qui voit son rythme Btayhi converti en Qouddam, sans justification, hormis celle d’injecter une dose d’excitation à l’audience.
- La septième Tawshiya du mode Mcharqi qui, dans une première étape de dégénérescence, a vu son rythme devenir désagréablement accéléré, voit, dans un deuxième temps, son rythme carrément converti en Qouddam, rythme idéal pour la danse frénétique.
- La sanaa « In kan wisalak » de Btayhi Rasd Dayl, qui voit son rythme Btayhi converti en Qouddam également.
- Les tawshiyas, introductions sobres, succombent également à l’excitation de l’archet, du tar et de la darbouka.
Toutes ces déformations, en outre, tendent à l’accélération et à la frénésie, symboles sataniques de la fin des temps (voir LE RÈGNE DE LA QUANTITÉ ET LES SIGNES DES TEMPS – René Guénon). De cette manière, notre musique andalouse, si posée, si raffinée et st élégante dans son essence, se trouve aujourd’hui indigne d’évoquer le raffinement qu’elle manifestait jadis, orgueil, désormais mensonger, de nos discours ; musique élégante dans son essence, ridicule dans sa substance actuelle.
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